Mes vœux de longues et belles conversations
L'art de la conversation, René Magritte, huile sur toile, 1950
Les quatre zéros de minuit viennent tout juste de s'afficher sur nos écrans que chacun plonge dans son mobile et s'active toute affaire cessante. Etrange cérémonie que ce speed des vœux aux absents pour lesquels on abandonne au moment fatidique ceux avec qui précisemment on a choisi de passer la dernière soirée de l'année !
Encore pleine de cette impression, je me sens solidaire du coup de blues de David Le Breton : on est accro à la communication tandis que la conversation se fait rare (1). L'une implique virtualité et distance, l'autre sollicite disponibilité et attention dans un visage-à-visage. L'anthropologue observe médusé, ceux qui « quittent l'interaction, abandonnent là leur interlocuteur qui reste les bras ballants, en se demandant que faire de ce temps d’effacement de la présence (…) où on l’a éteint en appuyant sur la touche pause de l’existence ». Il résume bien je trouve le message subliminal de cette situation : « l’autre devant soi a ontologiquement moins d’épaisseur que les autres virtuels susceptibles d’envoyer un message. Il fait de la figuration, immédiatement liquidé au moindre soupçon de l’arrivée possible d’un SMS ». La consternation de ce spécialiste du visage et du sourire (2) est abyssale. Il nous voit « prosternés » devant nos écrans, dans une « adoration perpétuelle », une « indifférence aux autres », « absorbés en soi ». Une nouvelle religion ? Non juste un symptôme de notre hyperconnexion.
La conversation est un vieux mot. Il a donné lieu à des expressions qui ont vieilli elles aussi : faire la conversation, avoir de la conversation... Elle renvoie à une époque où des mondains en ont fait un art, copieusement brocardé par notre monument national Molière dans ses Précieuses ridicules. Cette pratique a tout de même permis le déploiement d'une sociabilité orale bien française de salons littéraires et autres cercles bourgeois, ancêtres des cafés (3).
A-t-on perdu le goût de la conversation ? Il faut dire qu'elle n'est pas dans le move de l'époque. Aujourd'hui on communique, on va à l'essentiel, on interagit utile. La conversation, échange de réflexions, d'idées, d'impressions, a un côté gratuit qui fait peser sur elle un soupçon d'inutilité. C'est vrai, on oublie souvent ce qu'on s'est dit. Mais il reste le souvenir du plaisir partagé, surtout quand rien ne vient l'interrompre parce que suspendu dans un espace-temps sans réseau, un refuge d'altitude, un campement dans le désert...
Aux adeptes et aux novices de ce plaisir, je souhaite en 2023 de belles et longues conversations
Christiane Rumillat, 28 janvier 2023
Notes
(1) « Vestige d’un temps révolu, la conversation est en voie de disparition », Le Monde du 2 janvier 2023
(2) Sourire. Une anthropologie de l'énigmatique, Métailé, 2022 ; Des visages. Une anthropologie, 1992, réédité en 2022, Métailié poche
(3) L'historien Marc Fumaroli (1932-2020) s'est beaucoup intéressé à cet art de la conversation dont il a préfacé une Anthologie (1997)
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