Victime-attitude au travail
Abécédaire du management. V COMME VICTIMISATION
Le syndrome de la princesse au petit pois
Prolifique et perspicace analyste de notre temps, le philosophe Pascal Bruckner sort un livre au titre un rien provocateur, Je souffre donc je suis (Grasset, 2024). Il signale un ramollissement de notre époque. A force d'être protégés, soignés, sécurisés, nous sommes devenus hypersensibles. On perd notre capacité de résistance, on se froisse, on vire vite au sentiment victimaire. En érigeant le bien-être et la santé en norme minimale, notre société a rendu leur manquement intolérable et nous fait regarder l'inconfort comme une situation anormale.
L'attention particulière portée au ressenti fait le lit de l'hypersensibilité. D'ailleurs en parlant de lit... nous sommes comme la délicate princesse du conte d’Andersen qui passe une nuit blanche à cause d'une bille minuscule glissée sous son épais matelas. Nous sommes collectivement frappés du syndrome de la princesse au petit pois : hypersensibles à l'adversité, aux remarques désobligeantes, aux désaccords idéologiques et à la moindre contrariété.
En quoi cette tendance sociétale observée par le philosophe jette-elle une lumière intéressante sur l'attitude victimisante au travail ? Les victimes sont-elles les nouveaux héros du monde du travail ?
Victime-attitude
A peine l'a-t-on prononcé qu'on le sent chargé de quelque chose d'un peu méprisable. Rentrez le mot victimisation sur un moteur de recherche, vous accédez à quantité de conseils qui disent comment en sortir ? Mais pourquoi faut-il en sortir ? Parce que, semble-t-il, se poser en victime empêche d’affronter les difficultés et de trouver des solutions. La victime-attitude est contre-productive, tout le contraire de la résilience pétrie de positivité, vertu héroïque face à l'adversité synonyme de résistance et de capacité à rebondir par gros temps.
Cette vision de jeux vidéos semble largement partagée dans le monde du conseil aux organisations. Les descriptions cliniques peu amènes de la personne victimisante ne manquent pas : elle se plaint en permanence de son travail, fait fréquemment des arrêts de travail, évoque des situations de harcèlement, fréquente surtout des collègues « sauveurs » qui vont dans le sens de sa victimisation. On trouve quantité de mises en garde contre les fausses victimes qui trouvent de bonnes excuses pour échapper à leurs responsabilités ou justifier leurs échecs au travail. La victimisation serait une façon de masquer une incompétence, d'attirer sur soi la bienveillance, un alibi à la passivité. Bref, le regard posé sur ceux qui revêtent la toge victimaire oscille entre quête pathétique de reconnaissance et intention manipulatoire. Commode mais réducteur.
Piège victimaire
La victimisation est un processus piégeux pour l'entourage comme pour la personne elle-même. Il arrive souvent qu'autour de la victime on se mobilise, on cherche des solutions, on lui témoigne une attention positive, un peu comme un enfant fiévreux qui suscite l'attention H24 de sa mère penchée sur son front brûlant. Ces gains implicites poussent inconsciemment une personne à maintenir cette situation. Elle devient accro aux bénéfices secondaires de la position de victime et ce faisant met en échec les tentatives d’aide...ce qui lui donne ensuite raison de se victimiser. Un cauchemar pour le manageur : tout ce qu'il fait ou ne fait pas est interprété négativement.
Victimisation instituée
Pour nécessaire qu'il soit, ce regard sur le processus ne dit rien des causes de la prolifération victimaire au travail. Or les coming-out sont nombreux, comme décomplexés. La victime est-elle un nouveau héros, comme dit Pascal Bruckner, ou cette prolifération est-elle un effet de système ?
Aujourd'hui être victime au travail est une reconnaissance de droit. On parle d'une société du travail qui a érigé en obligation la santé et le bien-être. Epuisement professionnel, harcèlement, mal-être, stress...ces risques psychosociaux sont désormais le cheval de bataille de toute organisation. Elle doit les recenser, les évaluer et les traiter. A obligation nouvelle, rôle nouveau : les entreprises, publiques ou privées, se font soignantes. Elles soutiennent, accompagnent, coachent ceux qui sont empêtrés dans des situations pathogènes. Elles les orientent dans des dispositifs d'accompagnement, d'évaluation ou de médiation sous-traités à des experts en santé au travail. De nombreuses organisations se sont dotées de dispositifs de signalement , format plateforme ou cellule d'écoute. Qu'on se sente harcelé, on est invité à se signaler. Chacun peut protester, dénoncer, se plaindre d'un hiérarchique ou d'un collègue. Au devoir des organisations de détecter les personnes fragiles et les aider, répond le droit des salariés d'être reconnu dans leur souffrance. Bienvenue dans l'ère de la victimisation instituée. Louables démarches, généreux moyens mais paradoxe d'un monde du travail qui, au nom de la prévention des risques psychosociaux, produit de la victimisation.
Christiane Rumillat, 30 mai 2024
Un point de vue intéressant qui montre la dérive possible d'un système qui se veut, avant tout, protecteur. Dérive qu'on observe en management mais pas que. C'est visible à tous les niveaux de la société. Merci Christiane pour cette analyse et ce partage.
Quelle remarquable analyse d'un mécanisme psychologique qui est devenu social et qui se retourne contre lui-même!!
Pas dans l'air du temps qui au contraire favorise son développement, le légitime, l'institue presque au détriment de la personne concernée qui perd toute possibilité de retrouver les cartes avec lesquelles elle peut agir et redevenir un peu responsable de sa vie!!
La question du "pourquoi faut-il en sortir?" est éminement plus pertinente et efficace en y ajoutant peut être également un autre axe qui est "pourquoi y est on entré?"
J'espère que d'autres auteurs vont travailler dans ce sens à ton instar et celui de P Bruckner dont je vais m'empresser de lire le livre...