Laisse béton, chronique d'un succès
- christianerumillat
- il y a 6 jours
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Quoi de neuf au pays de la vie meilleure ? La papesse de l'année est Mel Robbins, une quinquagénaire américaine dont les recettes, dans les deux sens du terme, sont inversement proportionelles à leur simplicité. Il y a quelques années elle faisait un tabac auprès des hésitants, ceux qui ont du mal à prendre des décisions et en souffrent. Comptez jusqu'à 5 et jetez-vous à l'eau, leur conseillait-elle (1).
Elle s'adresse aujourd'hui à ceux qui ont du mal à lâcher. Cessez de vous casser les dents à vouloir tout contrôler. Laissez-les faire, laissez-les dire. Let them ! Ne cherchez pas à combattre les critiques, elles sont inévitables ; ni à faire pression sur les autres, vous créez de la résistance ; quant à vouloir toujours satisfaire votre entourage, vous encourez de la frustration... Bref, vous vous faites du mal et en plus vous donnez du pouvoir aux autres. Son Let them est devenu viral. Il se vend à des millions d'exemplaires, traduit dans 50 pays.
Ne pas s'épuiser dans ce qui ne dépend pas de nous et qu'on ne peut changer, à commencer par les autres, voilà qui paraît raisonnable. Cela ressemble d'ailleurs à s'y méprendre au message des stoïciens qui invitait à consentir à ce sur quoi nous n'avons pas prise. Let it be ! L'idée est séduisante, surtout chantée par les Beatles. Il y a quelque chose d'apaisant dans ce laisser être, une forme de consolation par l'acceptation d'un sens.
Bien qu'elle s'en inspire, la proposition de Mel Robbins chiffonne pourtant. Elle a comme une odeur de renoncement à nous confronter aux autres et aux choses. À ceux qui sont tentés de résister, elle dit lâchez ! Cette injonction nous interroge : serions-nous devenus tellement sensibles que le seul moyen de faire face aux épreuves de la vie et aux attaques d'autrui serait de s'en détourner ? Notre individualisme serait-il ramolli au point de renoncer à toute idée de résistance et lui préfèrer le confort du détachement ?
La philosophie du laisse béton nécessite quelques nuances, en premier lieu celle de trouver un équilibre entre lâcher prise et acharnement. Lorsque Mel Robbins conseille à ses millions de fidèles-aspirants-au-grand-détachement de la fermer quand ils ne sont pas d'accord, elle oublie que se taire a un coût psychique (ruminations, trou à l'estomac...). Pour autant, dans certaines situations, s'interdire de débattre est salutaire, notamment lorsqu'il n'y a pas de socle commun de croyance entre les interlocuteurs. Eviter de croiser le fer avec ceux qui pensent que la terre est plate, que la place des femmes est aux fourneaux, que les génocides sont légitimes ou tout autre présupposé inconciliable avec ses valeurs et ses connaissances, est un moyen sage de s'économiser.
Si Let them connaît un tel succès peut-être est-ce parce qu'il représente un Graal pour un grand nombre, tous ceux en fait qui rêvent de s'affranchir du jugement et des désirs d'autrui, d'être immunisés en quelque sorte contre les autres. Pouvoir passer tranquillement son chemin, ne pas donner prise n'est-ce pas un moyen efficace de reprendre du pouvoir sur sa vie ? Pas sur un mode agressif ou vengeur d'ailleurs : let them n’est pas fuck them précise la dame. Par exemple des milliers de femmes témoignent que l'approche de Mel Robbins les a aidées à divorcer d'un conjoint toxique sans douleur. Grandes candidates au détachement, elles ont trouvé dans le livre vert les arguments d'un recentrage de leur vie. Les femmes d'ailleurs représentent 90% de son auditoire.
L'objectif affiché du Let them est d'aider à se centrer sur soi et à cultiver une forme d'individualisme exacerbé. On peut néanmoins se demander jusqu'où ce détachement est souhaitable. Le risque, s'il en est, de cette démarche, est qu'elle devienne une posture. Car à lâcher prise et n'avoir plus prise sur rien, on prend le risque de s'isoler et de se couper du monde.
Christiane Rumillat, 26 juillet 2025
Note
(1) Mel Robbins, La règle des 5 secondes, 2017
Ah oui, Christiane, moi non plus je ne le lirais jamais mais d'après tes remarques tu tapes dans le mille de ce monde occidental qui regarde dans une presque totale indifférence des peuples se faire massacrer, génocider en chemin pour un nouveau Biafra, j'en passe et des meilleurs sous prétexte comme dit la Madame " Laissez-les faire, laissez-les dire". Et qui nous dit que certaines choses dramatiques ne dépendent pas aussi de nous avec à minima un non collectif repris ensemble dans l'espace public par des millions de citoyens qui refusent de la fermer et qui se souviennent de l'Histoire?
A plus avec un bel été.
Gilbert Gosset-Dombrowsky
Titre et approche très séduisants! je ne l'ai pas lu et n'en ai pas très envie d'ailleurs tant cela paraît à travers ton article éclairé et éclairant flirter avec le risque de déni, refoulement et de "se faire croire!" il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir et n'y a t-il pas aussi un risque de culpabilisation de ceux qui n'y parviennent pas! Le "comment" sans considérer le "pourquoi" peut-il tenir?
Hâte d'en parler avec toi!!!