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Sénioritude heureuse, vieillesse honteuse

Christiane Rumillat, 1er Mai 2020


Catherine Loewe, 65 ans, avocate et mannequin pour Jean-Paul Gauthier

Un sujet qui ne paie pas

Un ami m'a prévenu : sur un sujet pareil, tu ne feras pas la moitié d'un like. Comme mon ego n'en dépend pas, je prends le risque de cet insuccès et choisis d'y voir une manière intéressante de réfléchir à sa prédiction selon laquelle « le vieux, ça ne paie pas ».


Séniorité malmenée

La récente actualité nous l'apprend : l'ancien est rebelle, il ne se laisse pas reléguer comme ça. La perspective d'un déconfinement « différé » pour les plus de 70 ans a suscité un flot de réactions indignées. La virulence des protestations n'a eu d'égale que la maladresse de l'annonce.

On découvre que l'ancien est susceptible et qu'on ferait bien de surveiller son langage : il ne « déambule » pas, il marche. Le « petit » monsieur ou la « petite » dame passe mal, à l'instar des manies langagières infantilisantes en vigueur dans les établissements de soins (« petit » cachet, « petite » piqûre...) qui signalent une impitoyable réduction de la vie. Enfin il ne voit pas pourquoi il serait considéré comme « personne à risque »... Bref l'ancien se rebiffe à trop entendre ces formules qui prétendent enterrer la séniorité, principe de prééminence garanti par l'ancienneté au sein d'un groupe.

Serait-on contaminé par les pratiques en vigueur dans le monde du travail où le biais d'âge est très actif ? Sortie du marché du travail à 50 ans, une personne n'y rentre plus. La maturité ne « rebondit » pas assez. Et pour cause ! Placardisation plus ou moins douce dès 50-55 ans, pas d'anticipation de l'usure, pas d'adaptation des postes. On connaît par cœur la psychologie de bazar du salarié âgé : trop rigide, trop cher, pas assez formé, trop expérimenté... une hérésie dans un marché flexible, mobile, agile, productif, libéré et mondialisé.


Sénioritude triomphante

Si ces représentations sont loin d'être périmées, elles semblent néanmoins en décalage avec les évolutions sociétales et l'émergence d'une certaine sénioritude. Le mot évoque l'idée d'un état assumé, pleinement vécu dans tous ses aspects. Transition démographique oblige ! (1). Ce ne sont pas les signaux qui manquent. Cinéma, marketing, littérature... Quelques exemples.

Vieillesse héroïque et érotique. Dans les films dont il est non seulement le producteur-metteur en scène mais aussi le héros, Clint Easwood a souvent maille à partir avec de jeunes cons. Clint, visage parcheminé et torse fripé se les paie. Avec tendresse (One million dollar baby) ou goguenardise (Gran Torino). Quel autre réalisateur ose envoyer des octogénaires dans l'espace (Space cowboys) ou tenir, à 65 ans, le rôle d'objet érotique à faire se pâmer les femmes de plus de 50 ans (La route de Madison) ?

Sur la route de Madison, de et avec Clint Eastwood, 1995

Vieillesse revancharde. Globalia de Jean-Christophe Ruffin (2004) est une dystopie, société futuriste et orwellienne qui tord le cou à pas mal de nos travers civilisationnels. Globalia est une bulle aseptisée qui garantit à ses citoyens sécurité, prospérité et liberté... tant qu'ils ne remettent pas en cause le système. Le droit à une vie longue, 200 ans environ, a fait vieillir la population, tout en la maintenant en bonne santé. La jeunesse y est une plaie, source de maladies et de déviances, un risque pour la société qui la méprise et s'en méfie. Elle est marginalisée, euthanasiée parfois, objet de toutes les méfiances, ridiculisée et vouée à l'humiliation. La vieillesse au contraire y est synonyme de santé, de puissance, elle est arrogante et impitoyable, saignante et revancharde.

Vieillesse "bankable" (2). Saisissez « vieillir » sur votre moteur de recherche préféré. Vous y trouverez des centaines de citations – d'affligeantes à amusantes – dont un très grand nombre sur le registre vinicole : l'idée de la bonification liée à l'avancée en âge !

Il y a un marketing de la vieillesse : des agences comme Séniosphère ciblent les « jeunes seniors actifs », le mannequinat senior a ses concours et ses castings, la pub (3) s'intéresse aux « plus de 85 ans qui ont toujours envie de mordre dans la vie » – le publicitaire a-t-il conscience du mauvais goût de son slogan ! La publicité joue volontiers l'inclusion en s'appuyant sur la dualité jeunes-vieux : même si on ne fréquente pas assidûment Mac Donald, on se souvient de sa campagne de 2010 qui ouvrait grand les portes de ses restaurants « au mytho octogénaire comme au jeune gay ». La même année, le concept du minotaure dans la campagne de Radio Virgin faisait grand bruit avec sa représentation inversée de têtes de vieux sur des corps jeunes.

Deshun Wang, mannequin chinois, 80 ans

Bref, le gris se porte bien : la sénioritude a son étendard : la révolution grise (4), et une place grandissante sur les marchés : la silver economy (5). Sa participation à la société de consommation est son ticket d'entrée.


Grand âge, changement de braquet

La société se veut inclusive. Jusqu'où ? Jusqu'à ce que le temps change de braquet quand les seniors commencent à vieillir au ralenti (6). S'agissant du grand âge, politiques et comités d'éthique nous invitent régulièrement à quitter le registre décliniste et à changer de regard (7). Dommage que nous l'ayons détourné, récemment encore, de ceux pour qui vieillir est une relégation.


Christiane Rumillat, 1er Mai 2020

Cet article a été publié à la même date sur le site Chroniques Plurielles consacré à l'art, aux sciences humaines, à la littérature et aux sciences https://www.chroniquesplurielles.info


Notes

(1) En 30 ans l'espérance de vie a gagné 8 ans, in Perspectives de la population dans le monde 2019, étude publiée par l’Organisation des Nations unies

(2) Anglicisme qui signifie « qui rapporte de l'argent »

(3) Parcourez cette excellente chronique réalisée en 2014 : https://www.vivelapub.fr/representation-vieux-pub/

(4) En 1986, le démographe Claude-Michel Loriaux lançait ce concept de révolution grise

(5) Produits, services et technologies pour les seniors. La Silver Economy Expo devrait avoir lieu à Paris en novembre 2020

(6) On peut lire sur ce thème le livre très sage de Delphine de Vigan, tout en douceur et en finesse psychologique, Les gratitudes, JC Lattès, 2019

(7) Enjeux éthiques du vieillissement, avis n° 128 du CCNE, comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé


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