Petits arrangements au travail
Christiane Rumillat, 11 mai 2019
Abécédaire du management. A COMME ARRANGEMENT
Ce mot renvoie pour moi à trois idées assez différentes : l'idée de composer avec les règles du travail (les horaires, tout ce qui relève du triptyque Hygiène Sécurité Environnement...), l'idée de composer avec la réalité des conditions de travail, l'idée enfin de composer avec un manque de pouvoir managérial.
Transgression vertueuse
S'agissant de composer avec les règles, la notion de « déviance positive » (Yvon Barel) est intéressante. La déviance est une vieille notion de sociologie qui désigne des comportements non conformes aux normes sociales en vigueur. Émile Durkheim (1858-1917) lui donnait un sens positif : les conduites déviantes permettent le changement, disait-il, sinon on ne ferait que reproduire les choses à l'identique. Autrement dit, la déviance est par nature vertueuse, elle fait bouger la société. Mais ce qui vaut pour la société vaut-il pour les organisations de travail ? Est-ce qu'il ne s'agit pas plutôt de petites transgressions ? La « déviance positive » a l'avantage de nous conforter dans l'idée qu'on peut transgresser utile, efficace, sans faire de mal, sans remettre en cause la finalité, la sécurité, l'équilibre économique du système. Ces petites transgressions, plus jubilatoires que vertueuses, ne font rien bouger du tout. Elles permettent juste, pour les uns de rester dans la bonne conscience de celui qui ne fait de mal à personne, pour les autres, managers, de faire preuve à l'occasion de grandeur et de mansuétude en « fermant les yeux ».
Glissement périlleux
S'agissant de composer avec la réalité du travail, l'arrangement consiste à « faire avec » des ressources, en termes d'effectifs souvent, qui ne permettent pas de réaliser le travail tel qu'il est prescrit. Je pense aux agents de pôle emploi qui gèrent un portefeuille de plusieurs centaines de demandeurs d'emploi à qui ils doivent proposer un entretien afin de renseigner leur dossier informatiquement. Les deux étant impossibles à tenir, les dossiers sont remplis sans que la rencontre ait eu lieu. Je pense aussi aux soignants d'EHPAD qui, devant faire face à des exigences quantitativement ingérables, sont acculés à de sordides arrangements : quand laver et lever les personnes âgées chaque jour ne rentre pas dans le temps de travail, on ramène la tâche à un jour sur deux ou trois. Ces glissements répondent à la nécessité de faire quand même son travail et sont source de souffrance. Le management dans ce type de contexte est sans nul doute précarisant.
Arme de négociation
S'agissant de manager une équipe sans réel pouvoir de sanction, les managers faiblement dotés en prérogatives et outils de management et faiblement soutenus sont acculés à l'arrangement. Je pense à ceux qui doivent faire fonctionner un service en dépit d'un absentéisme important sur lequel ils n'ont pas prise. L'arrangement devient, à leur corps défendant, une arme de négociation.
Dialogue rapporté :
- (le chef d'équipe) : je ne t'ai pas vu sur le chantier ces derniers vendredis après-midi. Je te préviens, ça ne va pas pouvoir continuer comme ça
- (l'agent, contre-attaquant) : 25 € ! (NDLR : c'est le montant d'une consultation chez le généraliste pour obtenir un arrêt de travail)
- (le chef d'équipe) : bon alors je ne t'emmerde pas pour les absences des derniers vendredis, mais tu t'engages à être là pour le démarrage du chantier lundi prochain
- (l'agent) : ça marche
Chantage ? Non, « petits arrangements » lorsque le roi est nu ou juste revêtu de son charisme. La négo, me disait un responsable d'équipe, c'est ce qui nous reste quand la confiance est devenue un luxe et le contrôle une provocation.
Christiane Rumillat, 11 mai 2019
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