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Le masque et la face

Christiane Rumillat, 28 septembre 2020


Abécédaire du management. H COMME HYPOCRITE




Sans filtre

Vertu de notre temps, la transparence finit par m'agacer dans la façon dont elle se revendique : Moi je dis ce que je pense, moi je suis cash, moi je dis les choses en face... On perçoit dans ces énoncés une petite musique frondeuse, du genre je n'ai pas peur de me mettre à nu. Un de nos précédents présidents a beaucoup cultivé ce côté « je suis transparent » à grands coups de j'vais vous dire c'que j'pense ; il fut dans cette période un emblème de la sans filtre attitude.


Bas les masques

J'entends à quel point les personnes qui brandissent l'étendard de la transparence se sentent vertueuses. Cette hyper affirmation d'elles-mêmes semble agir comme un marqueur social qui les distinguent de la catégorie honnie des hypocrites – étymologiquement, hypo-crite : sous le masque (1). Au travail, cette moraline(2) fait tâche d'huile. Je vois se dessiner de nouvelles divisions entre les transparents et les hypocrites, les cohérents et les dissimulateurs, les vrais et les faux, les accessibles et les fuyants... L'hypocrisie ordinaire, celle qui permet de fluidifier les relations au travail, semble devenue insupportable. Lors de formations que j'animais sur les conflits, abordant la panoplie des moyens de les éviter, il m'arrivait d'entendre des réactions courroucées : « Mais vous nous invitez à être hypocrite !? ». Ben oui, un peu ! Les adeptes du pourquoi je ne pourrais pas le dire en face ? me tombaient dessus. A l'époque je n'avais pas encore lu Eloge de l'hypocrisie d'Olivier Babeau (2018).


La fin de l'ambiguïté ?

Cet économiste, qui préside l'Institut Sapiens (3), voit avec inquiétude notre société basculer dans le « culte de la transparence ». Elle valorise, dit-il, celui qui ne porte pas de masque, celui qui affiche une cohérence entre ce qu'il est et ce qu'il donne à voir, entre ce qu'il pense et ce qu'il dit. Ce culte, encouragé par le monde numérique, est le symptôme d'une société imprégnée d'une morale binaire - zéro (c'est mal) et un (c'est bien) – qui promeut un individu sans contradiction, univoque et cohérent.

Sauver la face

Des relations humaines transparentes, sans ambiguïté, faut-il en rêver ? Moi pas. On a besoin d'une dose d'hypocrisie pour vivre ensemble, « bénigne », bienveillante, conventionnelle. Celle qui permet de faire lâcher le fromage sans dommage. Au travail, on la pratique de manière codifiée. Dire à un collaborateur qui ne tourne pas rond qu'on repère un risque psychosocial ; indiquer à un autre qu'il a une marge de progrès importante, que la qualité de son travail est perfectible ; annoncer à un candidat non retenu qu'il est surdimensionné pour le poste ; mettre sous le coude une information qui pourrait saper la motivation d'une équipe... font partie de l'hypocrisie ordinaire du lexique managérial permettant de ménager la face (4) et de préserver la relation.


Des limites ? Oui bien sûr lorsque l'hypocrisie se conjugue avec cynisme (un salarié licencié qui bénéficie d'un plan de sauvegarde de l'emploi) ou manipulation (mensonge pur et simple pour bénéfice personnel exclusif).



Christiane Rumillat, 28 septembre 2020


Notes

(1) Le latin hypocrisis est lui-même emprunté au grec ancien hypókrisis qui fait référence aux acteurs antiques qui faisaient "semblant".

(2) La moraline est un terme inventé par Friedrich Nietzsche pour désigner par dérision la morale bien-pensante. Le suffixe -ine est accolé à "morale" pour suggérer une substance pharmaceutique, un produit imaginaire permettant de donner une bonne moralité.

(3) Un think tank nouvelle formule baptisée think tech, qui revendique une "nouvelle façon de produire de la pensée et des idées"

(4) La notion de face a été théorisée par le sociologue américain Erving Goffman (1922-1982) et désigne « la valeur sociale positive qu'une personne revendique... ». Selon lui la règle que doit respecter tout individu dans ses interactions est de « préserver sa face et celle de ses partenaires ».


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