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L'abstinence décomplexée

Christiane Rumillat, 9 avril 2020

Miroir inversé de notre temps sexuellement décomplexé, l'abstinence est tendance, au sens de quelque chose qui n'hésite plus à se dire, voire à se revendiquer. De punitive à culpabilisante, elle est aujourd'hui décomplexée.


Un « non-rapport »

Zoom sur la définition : action de s'interdire l'usage de/la participation à quelque chose... Qui se prive de certains biens matériels ou de certains plaisirs. La forme grammaticale réfléchie indique bien une décision d'un sujet qui, en conscience, décide de s'interdire, se priver...

Ce sujet auto punissant disparaît dans le titre du livre d'Emmanuelle Richard, Les corps abstinents (Flammarion, 2020) (1). Je découvre l'auteure, plus trentenaire, pas encore quarantenaire, un soir sur le plateau de la Grande Librairie. J'ai un véritable coup de coeur pour cette jeune femme qui prend pour point de départ son expérience d'abstinente pendant 5 ans, consécutive à une rupture amoureuse. L'entreprise est courageuse car la vacuité guette ! Imaginez : je n'ai pas fait l'amour pendant 5 ans et je vais vous raconter ce « non rapport sexuel ».

Abstinence n'est pas chasteté prévient-elle, mais absence de sexualité partagée. Les abstinents ne sont pas des personnes qui ont renoncé à l'amour, au plaisir, au désir... mais au partage de tout cela avec l'autre. La demoiselle n'aura pas de mal à trouver moult témoignages parmi hétéros, homos, gender fluid, millénials et sexas... L'échantillon (37 personnes) peut sembler maigre du point de vue du sociologue mais il est suffisamment large en situations pour déboucher sur un livre à l'allure ethnologico-thérapeutique où la romancière injecte dans les récits d'abstinents ses propres réflexions en écho.


La cause des abstinents

Il y a ceux qui le deviennent « de fait », ceux qui le choisissent délibérément, ceux qui y aspirent mais sont rattrapés par le manque et la solitude, ceux qui dissocient et ceux qui ne dissocient pas (le sexe et les sentiments), ceux qui mettent en avant le renoncement au désir d'autrui, leur incapacité à accueillir l'amour des autres, leur inaptitude à tout rapport, leur sentiment de n'avoir rien à donner, il y a ceux enfin qui le sont par désintérêt, dédain ou lassitude... Le mérite d'Emmanuelle Richard est d'avoir su accueillir toutes ces paroles, en dépit ou grâce à sa propre expérience.


On y rencontre des couples anesthésiés par des décennies d'abstinence. Paul et son épouse, 35 ans d'abstinence au compteur mais gros investissement culturel et social et un discours bien rôdé sur le mode « la sexualité est une envie, non un besoin, au même titre que l'alcool et le tabac. On peut donc s'en passer ». Hadrien qui se dit « mis en stand by » (depuis 25 ans tout de même !) par son épouse que « la sexualité n'intéresse pas ».

On y trouve de nombreux témoignages de la génération Z (2) : désabusés ou usés psychiquement par des rencontres plurielles et sans joie, ils peinent à « se connecter à leur désir » et deviennent des intermittents de l'abstinence.

Ceux enfin qui n'osent pas prendre le risque de la rencontre - pour mille raisons, de la plus matérielle à la plus intime - ou ceux en quête exclusive d'une « relation sérieuse et profonde », ceux-là questionnent douloureusement les notions de solitude et de toucher. L'abstinence ne serait-elle pas juste une absence qui vient compléter le tableau de la souffrance individuelle ? L'auteure rejette la notion de misère sexuelle ; il y a juste, dit-elle, la misère des vies trop solitaires.


L'abstinence est du côté de la transgression

Fustigeant l'hypersexualisation de la société, l'auteur des Corps abstinents dénonce le « capitalisme de la séduction » dans la même veine qu'un Michel Houellebecq (3) ou un David Fontaine (4). Elle se réjouit que l'asexualité soit enfin reconnue comme une orientation sexuelle. Elle rêve de « pulvériser » les stéréotypes sexistes et prône une « sexualité hors compétition ». L'abstinence serait du coté de la transgression ? Son propos se fait militant lorsqu'elle parle de la sexualité partagée comme d'une « envie non essentielle érigée en besoin par les fictions sociétales ».


Prends soin de toi

Je sors de cette lecture songeuse : les militants de l'abstinence, auxquels l'auteure fait la part belle dans son livre, seraient-ils des emblèmes de leur époque ? Ils pensent renverser le « la dictature du jouir » en refusant l'altérité au motif qu'elle les empêchent d'être eux-même. Les expressions qu'ils emploient sont d'ailleurs édifiantes : l'abstinence leur permettrait de « se retrouver », « se reconstruire », « se reconnecter à soi », « être à l'écoute de soi », « reprendre le contrôle de soi », « se recentrer »... Ils m'apparaissent comme le symptôme d'une époque qui prône l'hypercentration sur soi et qui, à force de glorifier le soi, finit par soupçonner l'autre de l'en détourner ? L'altérité considérée en somme comme une perte d'attention à soi ! Une étonnante apologie du self care que pourrait résumer l'expression « prends soin de toi ! » Une phrase qu'on entend beaucoup en ces temps de confinement, pétrie d'une bienveillance ambivalente qui semble sous-entendre...« car personne ne le fera à ta place ! ».

Christiane Rumillat, 9 avril 2020

Cet article a été publié à la même date sur le site Chroniques Plurielles consacré à l'art, aux sciences humaines, à la littérature et aux sciences https://www.chroniquesplurielles.info

Notes

(1) L'affaire n'est pas nouvelle. Il y a une quinzaine d'années, Jean-Philippe de Tonnac, essayiste et éditeur, publiait La révolution asexuelle en partant d'une démarche similaire (J'ai recueilli les témoignages de ceux qui, par choix ou par contrainte, ne font pas l'amour) sauf qu'il convoque des spécialistes de la sexualité pour en parler

(2) Personnes nées à partir de 1997

(3) Extension du domaine de la lutte, 1994. Livre dans lequel il dénonce les inégalités dans l'accès à la sexualité. Le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation, au même titre que le libéralisme économique

(4) No sex last year, 2008. Une enquête sur l'abstinence et sa perception par la société

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