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En finir avec ses origines

Après la mort de son père, Didier Eribon retourne à Reims,

sa terre natale. Sa mère lui ouvre des boites de photographies

En France, on adore les transfuges de classe, ceux qui s’en sont tirés, ont inversé les décrets du destin et pulverisé les déterminismes. On se délecte de leur histoire, on les nobélise parfois. Ils sont l'antidote de la déprimante reproduction sociale. Il fut une époque, pas si lointaine, où les barrières sociales étaient comme des barrières naturelles. Ceux qui sont passés de l'autre côté, dans un autre monde social, témoignent. Qu'ils soient universitaires, écrivains, artistes, acteurs...ils n'hésitent plus à faire le récit de leur vie.


Qu'un sociologue, plutôt médiatique, surfe à son tour sur cette vague ne passe pas inaperçu. On ne sait pas trop comment qualifier le livre de Gérald Bronner (1), entre l'essai et le roman. Il nous avertit : je suis sociologue mais je n'écris pas un livre de sociologie (2), plutôt une méditation argumentée. Jolie expression qui ne clarifie pas son positionnement mais signale une tendance intéressante : la sociologie s'est émancipée de l'université, elle est au cinéma, dans les romans. Cette porosité fait le succès des films sociaux de Philippe Lioret, de Retour à Reims de Jean-Gabriel Périot ou de Marvin (3) inspiré du livre d'Edouard Louis.


Pourquoi devient-on qui l'on est ?

Gérald Bronner se définit lui-même comme transclasse. Sur l'air de ma trajectoire sociale est un objet d'étude, il questionne le besoin de ses contemporains d'interroger leurs origines. Nous sommes des animaux narratifs, la fiction de soi relève d'une compulsion cognitive à donner du sens aux choses et à sa vie. Alors forcément la question de nos origines y tient une place importante, elle donne une cohérence à ce que nous sommes.

Un geste, une injonction, une phrase, une situation... chacun a en tête un moment qu'il estime fondateur de sa vie je suis devenu(e) ce que je suis parce que... alors même que rien ne peut prédire l'effet qu'il produira. Un espoir placé en vous peut vous stimuler ou vous inhiber, une prophétie décourageante peut vous anéantir ou vous booster, des encouragements répétés peuvent vous insuffler une puissance incroyable ou vous faire vous replier à tout jamais dans la crainte de l'échec, tout comme la frustration peut inviter au dépassement de soi ou se transformer en violence... On se construit une histoire, un mythe fondateur mais on ne sait pas réellement pourquoi on devient qui on est. Dans ces histoires, il y a des prophètes, des fées et des héros sociaux.


Les prophètes

On peut avoir le sentiment intime d'être singulier, différent, d'être né pour accomplir quelque chose... Bronner appelle trappes à espérance ces promesses qu'on se fait à soi-même. Elles logent dans l'écart entre ce qu'on croit pouvoir désirer et ce qui est vraiment accessible. Le problème n'est pas l'ambition elle-même mais plutôt le calibrage incertain du rêve, l'aspiration au delà du raisonnable qui conduisent à délaisser d'autres voies comportant de meilleures chances de réussite. Le surinvestissement des faibles probabilités est un mécanisme cognitif connu. Certains deviennent prisonniers de leur propre mythe. Mais a-t-on le droit de décourager le rêve, de dénier à d'autres le droit de disposer de leur vie à espérer être quelqu'un d'autre (4) ?


Les fées

Dans les récits de soi, les parents ont une place centrale, qu'il s'agisse de les éliminer, symboliquement parlant, ou de mettre en lumière leur héritage. Il y a aussi les pairs, les gens que nous fréquentons et les valeurs qu'ils portent. Ils constituent un puissant système d'influence...pour le meilleur ou pour le pire. Et puis il y a les fées. Quelqu'un qui voit en vous un destin et vous sort du trou. Les fées sont des rencontres fortuites mais déterminantes. Elles contribuent à la mythologie du soi sur le mode je ne serais pas arrivé(e) là si je n'avais pas rencontré... C'est le syndrome Jean Valjean qui dérobe l'argenterie de l'évèque. Celui-ci, au lieu de le dénoncer lui fait promettre d'employer cet argent pour devenir un honnête homme. Cet acte de générosité permettra à Valjean de devenir celui qu'il aurait dû être.


Les héros sociaux

On ne compte plus les coming out littéraires, des plus célèbres comme Annie Ernaux, aux plus discrets comme Lydie Salvayre, en passant par les plus tapageurs, comme Edouard Louis. Il y a des dénominateurs communs à ces trajectoires. L'école les a sauvés. Aucun transfuge écrivain ou universitaire ne nous épargne le récit de l'entrée dans l'école parisienne, la cruelle ignorance des codes sociaux, les expressions inadaptées. Annie Ernaux vient d'un monde où la culture signifie le travail de la terre, l'autre sens de culture étant inutile.

Gérald Bronner est clairement agacé par le ton doloriste et autocomplaisant de ces miraculés sociaux tout auréolés d'héroïsme qui étalent la honte de leurs origines suivant une recette désormais éprouvée : plus grande sera la honte, plus exemplaire sera la réussite ! On pense inévitablement au succés litteraire de ceux qui ont bavé, dans les deux sens du terme : eux-mêmes et sur leur famille. Comme Eddy Bellegueule, auto exfiltré d'une famille dysfonctionnelle, inculte, homophobe et incestuelle, genre « affreux sales et méchants » (5) version française.


Rester à sa place

Dans transfuge il y a fuir. Le mot véhicule l'idée d'une trahison de son milieu d'origine. Ceux qui ont fui portent leur conflit de loyauté sociale comme un fardeau, tiraillés entre la fidélité à leurs origines et le désir tripal de s'en extraire. Ils ont dû braver l'injonction de leur milieu social de rester à leur place. Fierté imbécile ou auto élimination ? La réponse dans l'excellent film-documentaire de Jean-Gabriel Périot, Retour à Reims (2021).

Cette assignation à résidence sociale est impitoyable lorsqu'elle vient de son propre milieu. Le transfuge est quelqu'un qui a bravé le karma social et paie le prix fort. Il se trouve pris en tenaille entre le mépris des siens qui lui disent il se prend pour quelqu'un, il veut péter plus haut...- et celui du monde bourgeois et cultivé qu'il rejoint, prompt à repèrer ses maladresses. Son amertume souvent est palpable. Elle se manifeste dans une forme d'agressivité à l'égard de ceux qu'il soupçonne d'embourgeoisement ou qui le sont (bourgeois) par héritage alors que lui-même en a adopté tous les codes. Elle se révèle aussi dans un cynisme méprisant à l'égard de ceux qui sont restés à leur place et dont les attitudes, le langage résonnent comme un rappel insupportable de ses origines.


Question de dignité ?

Gérald Bronner ne veut pas faire partie de ceux qui prolétarisent leurs origines pour gagner en mérite personnel. Il refuse de porter comme un étendard le stigmate de la honte. C'est pourquoi il préfère le mot transclasse, plus neutre, à celui de transfuge.

Je le trouve bien sévère et étonnamment moral dans sa conclusion qui blâme le manque de dignité intellectuelle des transfuges. Il s'indigne de leur indécence à faire leur miel de la honte et du sentiment d'humiliation. N'ont-ils pas aussi le mérite d'avoir abordé ces sentiments sous un angle social ? Chez eux, l’humiliation n'est pas une question psychologique ou morale mais une question politique, qu'ils nous invitent à regarder sous l’angle des structures humiliantes de notre société.


Christiane Rumillat, 25 avril 2023


Cet article est également publié sur le site grenoblois https://www.chroniquesplurielles.info/, plateforme de chroniques culturelles


Notes

(1) Les origines. Pourquoi devient-on qui l'on est ?, Flammarion, 2023

(2) Au Printemps du livre, Grenoble, 1er avril 2023

(3) Film d'Anne Fontaine (2017) qui porte à l'écran le best-seller En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014

(4) Espoir génialement parodié par le chanteur Daniel Balavoine dans un titre célèbre qui commence par j'me présente, je m'appelle Henri... https://www.youtube.com/watch?v=0aWzn5DISm0

(5) Film d'Ettore Scola (1976) qui raconte la vie quotidienne d'une famille italienne originaire des Pouilles dans un bidonville de Rome au début des années 70. Une pépite !



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