La dignité est dans de beaux draps
Leonard de Vinci, draperie pour une figure assise, 1470
Celui qui se drape dans sa dignité tente de dissimuler une situation honteuse. Au moyen-âge, on se vêtait de blanc pour afficher sa culpabilité. Cette couleur, symbole d'innocence, était censée faire ressortir ce qu'il y avait de noir en nous. Ainsi exposée au mépris d'autrui, on disait d'une personne qu'elle était "dans de beaux draps".
On ne peut pas dénier à Cynthia Fleury l'art de capter l'air du temps. Son dernier livre l'atteste. Pas facile à lire mais essentiel pour les questions qu'il pose et par les temps qui courent. Son regard de philosophe humaniste et de psychanalyse engagée vaut, une fois de plus, le détour de la lecture.
Indignité ordinaire
On y apprend d'abord que la dignité est une composante de l'être humain dans la conception chrétienne et un droit inaliénable inscrit dans la déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Selon ces principes, même si on est pauvre, laid et méprisé, on ne peut pas la perdre. C'est d'ailleurs au nom de cette conception que l'on soigne ceux qui sont malades, vieux ou handicapés. Aujourd'hui, la dignité humaine est invoquée à tout bout de champ, revendiquée dans des marches de la dignité (Gay pride, black lives matter) ou pour réclamer de nouveaux droits (mourir dans la dignité). Pour qu'on en parle tant, serait-ce qu'elle fait défaut ? Plutôt, oui ! Notre société est devenue une fabrique de situations indignes, dans les institutions - école, police, administration...- et dans le monde du travail Cynthia Fleury alerte sur la banalisation de l’indignité ordinaire qui signale selon elle une faillite morale et politique. Son message est clair : l'indignité est l'affaire de tous, elle est systémique, englobant ceux qui produisent et ceux qui tolèrent les conditions de vie indignes des autres.
Nul besoin d'aller chercher très loin dans ladite fabrique pour trouver des exemples de cette banalisation. Travail en mode dégradé, relégation sociale, harcèlement scolaire...
Mode dégradé
Une nouvelle angoisse se fait de plus en plus présente dans notre société, celle d’être obligé de se conduire de façon indigne à l’égard des autres. Cette peur est présente chez les enfants de parents âgés qui craignent d'être maltraitants en les mettant dans un EHPAD. Elle est aussi présente chez les professsionnels pris dans un système qui ne permettrait pas (plus ?) de faire autrement. On la trouve chez les soignants, les éducateurs, les travailleurs sociaux, nombreux à dire qu'ils ne peuvent plus faire leur métier dignement par manque de temps et de moyens. Ils disent être conduits à des situations indignes, comme de devoir renoncer à l'empathie.
Travailler en mode dégradé non seulement est dégradant mais détériore la confiance dans l'institution qui permet ça. C'est une des formes les plus répandues de souffrance éthique, le revers en quelque sorte de l'indignité institutionnelle. Prendre soin, s'occuper des autres aujourd'hui c'est faire le sale boulot (1). Comment construire la dignité des uns sur l'indignité des autres ? En somme, la relation de soin comporte un paradoxe qui est que pour maintenir leur dignité à certains, d'autres se trouvent dans des conditions indignes, avec un coût physique, moral et psychologique énorme : fatigue, dévalorisation, isolement... C'est une position schizophrène qui renvoie d'ailleurs au titre du livre de Cynthia Fleury. Pourquoi Clinique de la dignité ? Parce que le manque de dignité, institutionnalisé, provoque des atteintes à la santé mentale et physique.
Dérapage
La crainte de basculer soi-même dans une vie indigne est une peur structurelle dans notre société. Parce que l'autonomie y est érigée en valeur. Est digne aujourd'hui celui qui est autonome. Ce mot, quelle imposture ! Qui laisse penser qu'il y a d'un côté les personnes autonomes et de l’autre les personnes vulnérables... alors que tout le monde est vulnérable parce que tout le monde va être malade, vieillir et mourir. La conception de la dignité basée sur l'autonomie est dangereuse car nous sommes amenés à la perdre. Celui qui place sa dignité dans son prestige social, sa richesse, son intelligence prend le risque de voir ce capital s'effondrer à la suite d'une maladie, d'une perte d'emploi ou d'un accident cérébral.
Eric Cantona dans Dérapages, série diffusée sur ARTE, adaptée d'un roman de Pierre Lemaitre, Cadres noirs
C'est le thème de l'excellente série Dérapages. Eric Cantona y est le héros (la victime plutôt), d'une forme particulière d'indignité. Pas celle d’être exploité et asservi mais celle d’être inemployable. C'est une forme très contemporaine d'indignité humaine fondée sur le déficit de valeur économique d'un individu. Plus assez producteur, plus assez consommateur, il est inutile. Cette humiliation est une arme de destruction psychique massive dans une société où la dignité est ramenée à un potentiel économique.
Tu sers à rien !
Si on ne perd pas sa dignité en théorie, en revanche on peut perdre le sentiment de sa dignité. Notamment lorsque le regard des autres nous renvoie mépris plutôt que reconnaissance et empathie. Une plongée dans les sanctuaires de l'éducation que sont nos collèges et nos lycées nous en convainc. Il y est question d'humiliation.
Un philosophe américain (2) dit des émotions qu'il y en a des rouges, qui apparaissent sous le regard des autres, comme la honte, et des blanches qui concernent le regard qu'on a sur nous-même, comme la culpabilité. L'humiliation est une émotion rouge-blanche. Elle atteint en même temps les deux racines de la dignité : l’estime de soi et le respect que les autres ont de nous. On sait que l'humiliation est réversible : les humiliés risquent à leur tour d’être humiliants, les méprisés méprisants, les maltraités maltraitants, selon des mécanismes psychologiques bien connus (3).
Comment imaginer que des organisations de travail puissent être des lieux de bienveillance, de coopération, d'écoute, de respect de l'autre si, dans les lieux mêmes d'éducation, les élèves font l'expérience extrême de la perte de dignité ? Comment espérer que, harceleurs ou harcélés, ils puissent être plus tard des collègues solidaires, respectueux, coopératifs ? Comment s'étonner que certains débarquent dans le monde du travail avec des trous dans la pratique des compétences psychosociales ? Celui qui s'est entendu dire tu sers à rien pendant des mois ou des années dans l'enceinte de l'école, quel genre de collègue pourra-t-il être ? Quelles options comportementales a-t-il dans sa vie ultérieure ? On peut toujours parier sur une attitude rédemptrice : il rachète l'attitude méprisante dont il a été victime en pratiquant une bienveillance exemplaire ; mais on peut tout autant imaginer une attitude vengeresse : on l'a tellement dénié dans son existence que le seul moyen qu'il entrevoit pour se valoriser est de mépriser l'autre à son tour.
Cours d'empathie ?
Au travail comme à l'école l'atteinte à la dignité est un phénomène de groupe, pas juste l'affaire d'un binôme harceleur-harcelé. Les collègues, la hiérarchie par leur silence se font complices. Peut-on rectifier le tir avec des cours d'empathie comme l'a proposé récemment le ministère de l'Education Nationale à la faveur de la énième affaire de harcèlement scolaire ayant viré au tragique ? C'est une obligation, paraît-il, des institutions que d’entretenir la décence (4), qui est l’élément de la dignité. Alors des cours d'empathie pour contrer la culture de l'humiliation et les bashing (dénigrement) en tous genres, pourquoi pas ?
Dépasser l'indignation
L'engagement prôné par Cynthia Fleury ne se réduit pas à la dénonciation émotionnelle. Nécessaire mais non suffisante, l'indignation est un levier pour mettre en mouvement les individus. Elle n'a pas de mot assez dur pour une certaine rhétorique de l'indignation qui, sous couvert de radicalité expiatoire se satisfait d'elle-même. On connaît sa rhétorique à elle. Cynthia Fleury en appelle à une société du care (prendre soin) orientée préservation du bien commun, c'est à dire les ressources communes, comme l'air qu'on respire, que personne ne peut s'approprier. Cela suppose équilibre et réciprocité dans les relations humaines, à l'opposé du délire de prédation humaine et environnementale qu'exige le monde de la rentabilité. La domination et l’hyper exploitation ne permettent pas d’instaurer un régime de dignité...ou alors, uniquement en fabriquant l’indignité des autres. En somme pas de dignité sans relations dignes.
Christiane Rumillat, 4 décembre 2023
Cet article est également publié sur le site grenoblois : https://www.chroniquesplurielles.info/
Notes
(1) Référence à la notion de dirty work du sociologue Everett Hughes (1897-1983), Ecole de Chicago
(2) Bernard Williams, repris par Olivier Abel dans De l'humiliation, les liens qui libèrent, 2022
(3) Par identification à l'agresseur et association à un traumatisme
(4) Référence au livre d'Avishai Margalit, La société décente, Paris, Climats, 1999
Merci pour cet article qui nous rappelle que chacun d'entre nous à son rôle à jouer pour éviter que la banalisation continue à effacer de nos cerveaux le sens des valeurs qui nous portent.
L'école devrait reprendre votre présentation des "deux racines de la dignité : l’estime de soi et le respect que les autres ont de nous" et les transformer en compétences transversales dès le début du primaire jusqu'à l'épreuve de philosophie du baccalauréat pour faire des élèves de futurs citoyens du monde.
Je rejoins C. Fleury qui voit dans la préserver action du bien commun un retour à l'équilibre et la réciprocité dans les relations humaines.
Encore une fois vous me permettez de réfléchir à mon propre engagement,…