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La curieuse fascination pour les Asperger

Christiane Rumillat, 22 août 2019


Jesse Eisenberg incarne Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, dans The Social Network (David Fincher, 2010)

L'autre face de Janus

Tel Janus possédant deux visages, l'un tourné vers le passé, l'autre vers le futur, le docteur Hans Asperger (1906-1980) a révélé deux faces de l'autisme, la bonne et la mauvaise. Ce serait tout à son honneur si ce psychiatre viennois n'avait été le bras armé de la politique d'euthanasie des enfants anormaux par les nazis autrichiens. Edith Sheffer, historienne américaine, lui a consacré un ouvrage qui a fait grand bruit (Les enfants d'Asperger, 2019).


Passons sur l'indignation que ne manquent pas de susciter les arguments scientifiques du « bon docteur » pour « soulager » des enfants dépourvus de « gemüt » (émotion, sensibilité, cœur...). Le plus intéressant est cette distinction entre une psychopathie autistique positive et une négative, des autistes supérieurs ou « purs » et des autistes inférieurs - pour rester dans le ton de sa thèse, publiée en 1944. Là où l'autisme, terme que l'on doit au psychiatre Suisse Eugen Bleuler, était synonyme de repli sur soi, d'absence de contact avec son environnement et de troubles du langage, Hans Asperger mettait à jour un autre syndrome de l'autisme, caractérisé par une absence d'altération du langage, une incroyable capacité de mémorisation, des capacités hors norme... Bref un autisme « de haut niveau », terme repris par la plupart des psychiatres depuis les années 80.

Un étrange objet de désir

Après la lecture de l'enquête d'Edith Sheffer, il y aurait de quoi jeter aux orties ce « syndrome d'Asperger ». Trop tard ! Il est devenu ces dernières années profondément et positivement discriminant, objet de désir et « syndrome sexy » (Laelia Benoit, pédopsychiatre, 2016), associé à un quotient intellectuel très élevé. En 2013, une journée mondiale de l'autisme consacre la fascination pour le syndrome d'Asperger. À grand renfort d'exemples prestigieux - Van Gogh, Mark Zuckerberg, Albert Einstein, Andy Warhol, Charles Darwin...- , les éloges de ces « intelligences atypiques » (David Gourion, Séverine Leduc, 2018) ne manquent pas. Les fictions cinématographiques et littéraires nous servent des figures on ne peut plus sympathiques : Mary et Max, Rain Man, Le Monde de Nathan, Le Goût des merveilles... Qu'y-a-t-il donc de si désirable dans la figure de l'Asperger, ces idiots savants comme les nommait la psychiatrie à la fin du XIX° siècle ?


Aspies wanted

Il y a un siècle, à l'heure des tests Binet-Simon, on les évaluait pour les écarter du système scolaire. Aujourd'hui, on fait la queue dans les cabinets des psychiatres pour avoir un diagnostic (entre 6 mois et 2 ans d'attente). Les Asperger séduisent, s'exposent sur les plateaux de télévision, leur nombre explose (une personne sur 100 en France). Outre-atlantique, le « welcome to Aspies » s'est propagé dans les start up, démocratisant l'image du geek asocial et génial. En France, des parcours universitaires sont créés pour les étudiants porteurs du syndrome (Aspies friendly à Toulouse), des cabinets de recrutement se spécialisent pour répondre à la demande des entreprises dans l'informatique et la comptabilité, des directeurs de ressources humaines se baptisent gestionnaires de talents, consacrant une nouvelle alchimie entre économie, pathologie et compétences.

Le fantasme du potentiel caché

C'est un fantasme intemporel, vieux comme « la nuit des temps », qu'on pourrait dire incarné par le couple Eléa/Païkan, cerveaux hyper puissants du roman éponyme de René Barjavel (1968), un demi siècle avant l'homme « augmenté ».

Le regard sociologique aide à prendre un peu de distance. Pour Alain Erhenberg, ce fantasme alimente une nouvelle conception anthropologique qui veut rendre compte de l'homme pensant, agissant, sentant à partir d'une partie de lui-même : son cerveau. Dans notre société qui valorise la diversité, les différences individuelles, l'a-typicité, le hors norme... le cerveau autiste a « valeur de civilisation ». Il incarne un « idéal capacitaire », avec l'idée sous-jacente que chacun peut s'accomplir en dépit d'une pathologie mais aussi grâce à elle. Il métaphorise un nouvel individualisme, un « individualisme de capacité » (La mécanique des émotions, 2018).

Prenons garde toutefois à ne pas nous décentrer tout à fait de la dimension sociale et psychologique du sujet. En allant voir par exemple du côté de la souffrance des personnes qui ne savent pas décoder les émotions, doivent les apprendre « par cœur » (le comble pour un Asperger) afin de donner le change dans la communication, et pour qui le mot investissement affectif sonne creux. Ou en posant un autre regard sur les personnalités flamboyantes décrites par D. Gourion et S. Leduc, lesquelles se singularisent tout autant par leur intelligence que par l'originalité de leur démarche, leur pensée critique ou leur capacité à « résister » intellectuellement à un discours dominant ou à un dogme.


Christiane Rumillat, 22 août 2019

Cet article a été publié à la même date sur le site Chroniques Plurielles consacré à l'art, aux sciences humaines, à la littérature et aux sciences https://www.chroniquesplurielles.info


Références

Une historienne qui explore les origines de cet autisme « de haut niveau » qu'est le syndrome d'Asperger : Edith Sheffer, Les Enfants d’Asperger. Le dossier noir des origines de l’autisme (Flammarion, 2019).

Un sociologue qui s'interroge sur l'engouement social pour « le potentiel caché » du cerveau humain : Alain Ehrenberg, La Mécanique des passions. Cerveau, comportement, société (Odile Jacob, 2018.

Un psychiatre et une psychologue qui font l'éloge des « intelligences atypiques » : David Gourion, Séverine Leduc, Eloge des intelligences ­atypiques (Odile ­Jacob, 2018).

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