L'illusion hiérarchique
Christiane Rumillat, 10 mai 2022
Abécédaire du management. L COMME LIMITE
Dans Un autre monde (Stéphane Brizé, 2021), Vincent Lindon est un cadre sous pression, qui fait face à des injonctions contradictoires dans une solitude continue
Dans un couple managérial, la position de puissance n'est pas forcément du côté que celui qu'on croit. Si le phénomène du manageur qui se fait « déborder » n'est pas nouveau, il arrive que certains débordements prennent la forme d'un renversement de position. Le mieux est d'illustrer.
Management bashing
« Un grand malade », qui « ne traite pas les problèmes », « ne prend pas position », alterne « excès d'autorité » et « manque d'autorité », « laxiste », « frileux » et « lâche ».... C'est dans ces termes qu'un technicien envoie paître par écrit son responsable en mettant toute la ligne hiérarchique en copie. Intervention subséquente du N + 2 : le manageur est invité à « régler ce différend » au plus vite. Une médiation est organisée. Le technicien enfonce le clou des défaillances managériales de son responsable au nom de... de quoi au fait ? De sa morale personnelle. Car à bien l'écouter il ne revendique rien. Il dit juste que cette situation est « inacceptable », « intolérable » et qu'il ne veut plus voir ni entendre son manageur. La médiation ne donne rien. Dans un nouveau message au manageur, le N + 2 déplore le bruit et l'agitation. Dans l'impossibilité de se maintenir à la tête de son équipe, le manageur part, le collaborateur reste.
Autre histoire, autre contexte. Un manageur fait l'objet d'un dépôt de plainte par un membre de son équipe. Motif ? Défaut de reconnaissance. Le plaignant estime que lui, agent exemplaire, n'est pas reconnu à sa juste valeur. Il attaque son responsable pour défaut de soutien (fallait y penser !). Cette plainte en bonne et due forme étant nominative, elle est l'affaire exclusive du manageur. Lequel porte seul le fardeau de l'accusation et de la procédure.
Question d'affect ?
Le mépris et la déception à l'égard du manageur se transforment ici en agression, mis sur la place publique dans un cas, judiciarisés dans l'autre. Dans les deux cas, l'employeur ne protège pas. Dans les deux cas, l'entourage professionnel est au balcon, le manageur est seul, victimisé à son corps défendant, sous l'oeil sévère de l'employeur qui ne veut « pas de ça » chez lui et ferme les yeux ou les lève au ciel comme s'il s'agissait d'une querelle de cour de récréation, une question d'affect. Etonnant ! Car ayant lui-meme investi le manageur d'une autorité statutaire, comment peut-il ne pas se sentir concerné lorsque celui-ci se voit dénier la reconnaissance de sa fonction et de son autorité par un membre de son équipe ?
Illusion nécessaire
Il n'est pas rare de rencontrer ces formes très radicales d'attaque qui dénient la légitimité même du manageur. Ce jeu du « tu sers à rien, t'existe pas, je ne te reconnais pas » qui circule avec aisance sur les réseaux sociaux, mériterait d'être regardé avec plus de circonspection lorsqu'il s'invite dans les organisations de travail. Il ne compromet pas seulement la personne mais le principe hiérarchique lui-même...lorsque l'organisation est fondé sur ce principe bien sûr (1).
Le soutien hiérarchique est-il une illusion ? Non au sens d'erreur ou de distorsion de la perception ; je préfère le sens freudien : l'illusion consite à croire en quelque chose que l'on désire ou qui nous est nécessaire. Oui le manageur a besoin de contenance, de l'illusion que quelque chose/quelqu'un fait autorité au dessus de lui et peut le protèger de l'intérieur. Si rien ne fait limite autour de lui, quelle mobilisation peut-on attendre de lui ?
Le roi est nu
On ne s'étonnera pas que certains manageurs n'osent plus dire. Il faut parfois un certain courage pour signaler à un collaborateur un manquement, une insuffisance, un comportement indésirable. Ils ont beau réviser leurs fondamentaux (évaluer positivement, recadrer sans démotiver...), ils hésitent à prendre ce risque. La frontière entre recadrage et harcèlement est ténue...et poreuse, surtout dans les organisations de travail où le roi est nu comme dans le conte d'Andersen (2), c'est à dire là où les manageurs n'ont pas de carotte managériale pour soutenir leur autorité statutaire. Pris en étau entre le risque de se mettre à dos un ou plusieurs membres de son équipe, et celui d'être stigmatisé par sa hiérarchie comme un « peine à manager », il devient transparent... ou préfère prier le dieu Patate Chaude qu'il lui donne l'opportunité de se débarrasser d'une ressource encombrante.
Notes
(1) Cette considération ne concerne probablement pas les organisations dites « libérées » qui se sont émancipées de la structure hiérarchique pyramidale en optant pour une organisation horizontale dans laquelle chacun s'autodirige ou s'organise en petites équipes
(2) Hans Christian Andersen, Les Habits neufs de l'empereur, 1837
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